Pour la création d’une (nouvelle) conscience européenne – Costas Stamatopoulos

Par Costas Stamatopoulos, le 9 avril 2019
Conférence « Vers une nouvelle conscience européenne ? »

NB. Ici le texte complet écrit par l’auteur, une version courte a été présentée lors de la conférence du 9 avril

J’ai été invité à aborder le sujet en historien. Mon approche constitue donc un essai de diagnose qui forcément plonge dans le passé de notre continent mais de laquelle diagnose vont, je l’espère, ressortir certains éléments utiles, voire même nécessaires à toute tentative de nouveau départ de l’entreprise européenne. Vous m’en excuserez si par moments je suis un peu trop académique. On ne peut jamais, même en le souhaitant, se défaire du pli dont nous marque la profession que l’on exerce. Tout comme parfois, je crains de verser parfois dans l’utopie. Une troisième remarque aussi s’impose : le fait que je parle de l’Europe en Européen convaincu, mais point en Européen occidental.

Rechercher une nouvelle conscience européenne sous entend qu’au moment présent l’Europe en possède une, laquelle désormais parait obsolète et ne nous convient plus. Or, à mon avis, un de nos problèmes majeurs consiste à ce que justement nous manquons de conscience commune, dans le sens où l’on considérerait l’Europe dans son ensemble comme une sorte de patrie élargie, ayant des traits communs et soulevant dans l’âme de chacun de nous un sentiment d’appartenance et de solidarité. Rien de tel n’existe ou n’existe qu’à peine, contrarié, contredit, voire anéanti, par une réalité beaucoup plus puissante qui se manifeste dans le quotidien de la moyenne des gens. En d’autres mots nous connaissons, et ce depuis longtemps, mais qui de nos jours est un phénomène entré dans une phase de paroxysme, une crise d’identité profonde ; nous avons affaire à un monde éclaté, à une société gravement fracturée, ce qui à mon avis augmente son mal-être et accroit notre vulnérabilité face à des mondes qui eux ne le sont pas, ou qui le sont beaucoup moins.

En revanche une conscience européenne commune a bel et bien existé dans le passé et se confondit pendant de longs siècles avec la notion de Chrétienté, même si cette Chrétienté se scinda au cours du temps en deux, puis en trois confessions aux relations entre elles pour le moins inamicales. De cette Chrétienté là – aux aspects parfois peu chrétiens, j’en conviens – témoigne dans sa quasi-totalité le paysage culturel de l’Europe depuis la péninsule ibérique jusqu’à l’Oural. Un des effets de la crise que nous traversons consiste en ce que dans une bonne moitié du continent les témoins, les signes extérieurs et les symboles du Christianisme sont vidés de leur sens ou bien en ont désormais un qui ne correspond plus à leur identité initiale, à leur propre raison d’être ; dans l’esprit de bien de nos contemporains ce ne sont que des épaves du passé, des témoins d’un temps à jamais révolu, sans autre rapport avec ceux qui les observent qu’historique, artistique ou culturel. Rien n’illustre mieux l’éloignement (le mot est faible) de ce qui spirituellement et intellectuellement pendant longtemps constitua et je dirai même fonda l’Europe, que cette distanciation patente entre d’une part les signes emblématiques de ce que fut sa propre civilisation et d’autre part une grande partie des habitants actuels de notre continent (parmi lesquels je mets de côté la tranche de la population venue d’ailleurs et qui, du moins en partie, a d’autres références culturelles).

Cette même observation vaut également pour le domaine de ce qui autrefois était désigné sous le terme d’humanités, où à l’enseignement du latin et du grec nous devrions aujourd’hui ajouter celui de l’histoire. Voici donc qu’un autre pilier de notre vieille Europe est sévèrement ébranlé, réduit en morceaux. En passant dans le domaine de la politique et du sociétal, nous assistons aussi à une véritable crise de légitimité du pouvoir, à une réaction contre toute forme d’autorité, à une dénégation des institutions étatiques, à une perte du sens civique, à une défiance à l’égard des élus, à un désintéressement généralisé à la politique, phénomène particulièrement répandu chez les plus jeunes. Voici que le troisième pilier européen, celui de la démocratie telle du moins qu’on l’a connue, sous sa forme représentative parlementaire, est lui aussi sérieusement secoué.

Le résultat en est d’une part le phénomène de déculturation auquel on assiste et au-delà de celui-ci une chute dans la barbarie iconoclaste, par la négation même de la culture et de par la haine du beau) : on dirait sans trop exagérer, que des pans entiers de notre société sont touchés par la mort. Les graffitis hideux couvrent les murs de nos villes – ceux d’Athènes en sont tout gribouillés – alors que se multiplient les actes de vandalisme perpétrés sur des monuments. Un autre aspect de ce versant nocturne de notre Europe est la résurgence, à des proportions à nouveau inquiétantes, de l’antisémitisme – dont on a vu récemment des manifestations consternantes entre autres en plein Paris, à quoi j’ajouterai la profanation quotidienne d’églises, de sanctuaires chrétiens… Nous avons à coup sûr atteint un point critique. Point où l’Europe, coupée de son passé, vidée de sa substance, est en train de devenir une simple réalité géographique ; « un marché sans âme » selon le mot du président Macron, dans un de ses récentes adresses en faveur de l’Union européenne. D’où l’importance de notre rassemblement d’aujourd’hui. Il ne s’agit plus de tirer la sonnette d’alarme – d’autres l’ont fait lorsque les dégâts pouvaient encore être réparés. Les phénomènes d’aliénation par rapport à ce qui fut la norme, la fierté et l’originalité européennes sont si généralisés qu’ils correspondent à un véritable effondrement de la culture européenne. Laquelle, traditionnellement, reposait sur le triple fondement d’Athènes (l’héritage grec), de Rome (l’héritage romain) et de Jérusalem (l’héritage judéo-chrétien). La notion de l’individu et du citoyen, les notions de liberté, d’égalité et de fraternité, la notion de l’État régit par des lois valables pour tous et applicables par tous en découlent.

L’Europe est un Espace, comme elle est aussi un Temps (une durée), elle est donc une Géographie, comme elle est aussi une Histoire. Il s’agit d’un espace diversifié, labouré et façonné par le Temps – sur une durée de deux millénaires – fondé sur les principes émanant d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, sources dont chacune irrigua de façon variable les différentes parties de l’Europe (les Slaves, par exemple, furent peu ou indirectement touchés par l’apport antique grec et romain), univers culturel uni quant à son essence et multiple quant à son expression. L’Europe avant tout est un produit du temps (et qui dit temps, dit racines) – et c’est cela qui éminemment fait qu’elle se distingue de l’Amérique et de l’Australie, qui par ailleurs et jusqu’à un certain point, la prolongent. Elle est donc une immense symphonie, où la Terre et le Ciel s’entremêlent au cours de deux millénaires pour produire une civilisation – à la fois une dans son essence et multiple dans ses expressions – dont le centre est l’homme, l’homme en dialogue permanent avec lui-même, avec les réalités qui l’entourent, réalités qu’il scrute et qu’il cherche à se les expliquer, et en dialogue avec Dieu. Le Parthénon, Sainte Sophie, les cathédrales de Chartres et d’Amiens, Notre Dame de Paris, la grande musique, la grande peinture, la grande littérature, les universités, la science, et la philosophie sont les produits de ce double ancrage de l’homme européen à la Terre et au Ciel.

La scolastique, l’humanisme, les Lumières, y fleurirent tour à tour. Puis vint la révolution industrielle, l’essor des sciences ; bref, l’âge de l’optimisme. Âge à mettre en parallèle avec les croisades, le colonialisme, les impérialismes, la quasi-totale et je dirais totalitaire domination et exploitation du monde par l’Europe. C’est l’âge d’une Europe sûre d’elle-même, sûre de sa supériorité face au reste du monde, c’est l’âge de l’orgueil et de l’arrogance européens. L’Europe exerce une double hégémonie, d’une part sur le reste de l’humanité et d’autre part sur la nature, l’une comme l’autre par elle également saignées à blanc. C’est aussi l’ère par le biais du colonialisme, d’une première mondialisation où la civilisation européenne à la fois progressiste et prédatrice devient universelle. Sur l’un des versants progressistes à la vue courte et rapaces pullulent. Sur l’autre, victimes et déchets s’amoncellent.

Comment en sommes-nous arrivés là ? L’avis de l’Européen non occidental que je suis est que cela est en grande partie du à une caractéristique inhérente à l’âme de l’occidental depuis que l’Occident prît conscience de soi, et dont a été forgé son identité, caractéristique qui le pousse toujours de l’avant suivant un rythme de plus en plus accéléré, dans le sens du développement et du progrès rectilignes, et l’incite à vouloir toujours plus de gains, plus de biens, plus de puissance afin de mieux dominer, de mieux exploiter, d’augmenter son profit, d’étendre sa sphère d’action si possible à l’infini, sans tenir compte des dégâts, sans tenir compte des laissés pour compte. Pendant longtemps cette mentalité et cette manière d’être et d’agir en possesseur s’arrogeant tous les droits, attirèrent sur l’Europe de la part du monde entier des regards d’admiration et d’envie.

Cette caractéristique, à mon avis capitale, est à mettre en rapport avec une autre particularité de l’esprit occidental qui préfère à avancer non pas dans un esprit de synthèse, non pas selon le tout, mais par antithèses, oppositions, ruptures et rejets, on y mettant à chaque fois en exergue une des parties composantes du vivant à la place du tout, partie à laquelle on arroge un droit d’exclusivité, en y excluant, parfois même violemment, tout le reste. Procéder de la sorte signifie qu’à chacune des étapes une seule des dimensions possibles subsiste, une seule y est imposée en effaçant toutes les autres ou bien opérant à leur détriment; inutile d’insister combien ce parcours est appauvrissant et réducteur, combien il néglige, comprime et violente la réalité toujours si complexe et pluridimensionnelle on y cherchant à y imposer au cours de l’Histoire tantôt Dieu seul, tantôt l’Homme sans Dieu, tantôt la Religion sans la Science, puis la Science sans la Religion ; il fut un temps où l’on massacrait au nom de Dieu, il fut un autre où l’on faisait de même au nom de la Raison, il en est un maintenant où l’on sacrifie à la fois les humains et le cosmos sur l’autel de l’Économie. Bien entendu le Dieu en question n’avait rien de divin, la Raison, qui fit aussi autant de victimes, n’en était pas une et l’Économie prédatrice, en train de dévaster la planète, est à l’opposée de la gestion sage et planifiée, vivant sur les intérêts et non pas sur le capital qui justifierait le nom d’Économie, à savoir la gestion équilibrée de la maison, de la maison qu’est la terre.

Il est aisé de voir combien ces deux axes se rejoignent et se recoupent, combien ils aboutissent tous les deux à l’épuisement des ressources de la planète et combien la déculturation (à la fois intellectuelle et politique) que l’on a relevée est la conséquence logique et fatale de ce desséchement progressif. L’on arrive globalement au point où à l’apogée de la puissance matérielle, correspond le manque quasi total de culture, la chute en une évidente barbarie. C’est dire que du point de vue environnemental sonne désormais le glas de la planète – son d’alarme qui hélas émeut peu –, c’est dire aussi que s’ouvre devant nous à nouveau la terrifiante perspective de régimes autoritaires, c’est dire enfin que nous voilà prêts à nous abandonner sans défense à une donnée nouvelle qui, mal employée, risque de tout faire basculer, à savoir l’intelligence artificielle et donc l’emprise sur nous d’objets-sujets ultra intelligents mais dépourvus de conscience.

Les théories raciales et racistes pseudo-scientifiques ainsi que l’ultra nationalisme, constituèrent déjà, dans la deuxième moitié du XIXe siècle une étape déjà très avancée du double processus dont ont vient de parler. En d’autres termes l’Europe s’était déjà bien écartée de ses racines humanistes et chrétiennes en n’y laissant hypocritement subsister que la forme, réceptacle vidé de sa substance et de sa vérité, ce qui fit qu’elles furent de plus en plus perçues comme fausses, ce qui à juste titre les rendit antipathiques, voire haïssables. Avec le déclenchement de la Première Guerre Mondiale (précédée des Guerres Balkaniques), nous passâmes des théories aux actes, conséquence de quoi le monde bascula dans l’horreur des tranchés, des gaz asphyxiants, des génocides, horreur qui s’aggravant, culmina dans les goulags, les camps d’extermination et les fours crématoires dans lesquels s’accomplit froidement de la part des bourreaux, comme n’importe quel travail à la chaîne, avec une méticulosité de laboratoire, la solution finale, crime dont l’abomination dépasse l’entendement et qui s’est réalisé sinon avec la complicité du moins dans l’indifférence du grand nombre.

Si il est vrai, comme le dit Saint Paul (Romains, 9, 19- 22) que la nature attende de l’homme sa propre délivrance de l’esclavage, de la dégradation et de la mort, il est logique que l’exacerbation et la démesure du mal – le fait précisément que furent fauchés plus de cent millions de gens en 40 ans et dans les conditions que l’on sait –, il est logique que ce mal soit projeté et rejaillisse sur la nature, la marque à jamais du sceau de la mort et la fasse chavirer dans le camp de celle-ci. Il serait donc presque fatal selon ce raisonnement que l’homme poursuive jusqu’au bout sa trajectoire génocidaire en l’étendant et on la prolongeant sur la nature – d’où l’assassinat méthodique des bêtes et des végétaux – cet immense massacre des innocents – qui s’accomplit lui aussi avec la complicité et le consentement du grand nombre. Que faire de ce passé et de ce présent insoutenables ? En réaction par rapport à lui nous fûmes tentés d’une part à faire table rase de l’histoire et d’autre part à chercher à s’enivrer dans la consommation et, du coup, finir par devenir des individus sans racines dans le sol, sans racines dans le ciel, ballotés au gré des vents et des secousses des marchés financiers, des êtres sans repères, déboussolés, paumés. Cette expérience a lamentablement échoué, avec les conséquences que l’on a décrites auparavant ; d’autre part, la permanence de la crise économique jointe à l’épuisement des ressources de la planète, des effets du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biosphère, donnent par nécessité au consumérisme un coup définitif d’arrêt, dont résulte pour l’individu dont la vie n’a plus d’autre sens, une énorme privation, une énorme frustration qui suscitent une énorme colère, une volonté de destruction et d’autodestruction.

Au point où l’on en est, il nous est impossible de rebrousser chemin, de faire marche arrière. Mais, il nous est également impossible d’avancer, de continuer comme si de rien n’était, puisque l’on bute contre un mur infranchissable : la mort à faces multiples que notre civilisation a engendrée. Impossible enfin de refaire nôtres nos valeurs de jadis. Celle de la liberté (terme auquel je préfère celui des libertés au pluriel), certes noble entre toutes, ne suffit pas toute seule ; trop vaste, trop abstraite, elle inclut trop de choses et leur contraire, ainsi que les germes de sa propre négation. Pour qu’elle acquière une consistance il lui faut donc s’incarner d’une part dans des actes et d’autre part enfoncer et étendre des racines dans un terroir donné. D’où l’irremplaçable apport de l’éducation, qui est appelée dans tous les pays de l’Union Européenne à former le citoyen européen de demain. Et pour le faire, il faut viser non pas sur un faux cosmopolitisme, qui dans le meilleur des cas nous transformerait tous en touristes (= en êtres ayant sur les choses qu’une vue toute extérieure), mais tout le contraire. La solution, j’en suis convaincu, ne viendrait pas de la disparition et du refus de racines, mais, tout à l’opposé, de l’approfondissement, intelligent, éclairé, ouvert, de celles-ci : s’enfoncer le plus profond possible, atteindre le roc, le socle commun est la condition pour pouvoir s’ouvrir à l’universel. Le chemin inverse – qui est en somme celui sur lequel on piétine et on stagne depuis un trop long moment – ne peut aboutir ailleurs, que sur un immense gâchis.

La tâche à accomplir est immense car il s’agit ni plus ni moins d’un réapprentissage européen. Pour débuter en usant d’un procédé immédiatement praticable, je proposerais de refaire connaissance avec notre patrimoine architectural en particulier et culturel en général, qui nous servira de guide du fait qu’il incarne des valeurs que j’appellerais essentielles. Le patrimoine architectural surtout, du moins dans un premier temps. Et puis, au lieu de fuir la politique, ou, pire, tourner le dos à la démocratie, il faudrait tout au contraire rechercher et créer, avec discernement, passion et intransigeance, des formes plus complètes de celle-ci, des formes de participation à la chose publique de plus en plus vastes, de plus en plus directes, afin d’étayer l’idéal démocratique par tout un comportement à la fois personnel et collectif concret, quotidien, insistant et continu. Cet effort engloberait bien entendu tous ceux parmi les habitants de l’Europe de souche non européenne qui voudraient étroitement participer à ce projet commun qui ne peut se réaliser pleinement qu’avec et grâce à leur concours. C’est dans cette redécouverte de la citoyenneté exigeante que les fameuses et si décriées humanités, ainsi que l’enseignement de l’histoire (selon une nouvelle optique), seraient d’un grand secours ; seulement elles ne seront appelées à inspirer et à étoffer cette grande tâche civique que dans un deuxième temps.

Au cours de cette deuxième étape et dans le même ordre d’esprit, un outil irremplaçable pour acquérir des racines est la possession – j’entends la maîtrise – par tous et dans chaque pays, de la langue nationale. Je suis horrifié de voir dans les trois ou quatre langues dans lesquelles je peux m’exprimer, l’effondrement partout du niveau d’expression, auquel ne peut correspondre que l’effondrement de la capacité de penser. L’hégémonie d’un seul idiome est également à éviter ; une sorte d’espéranto européen conduirait forcément à un appauvrissement, voire à un tarissement de la pensée. À chacun d’apprendre bien sa propre langue, puis étendre ses connaissances sur une, voire deux ou davantage langues étrangères, qui sont comme autant de fenêtres ouvertes vers des mondes de sensibilité et de connaissances extrêmement enrichissants.

Sur un plan plus général, ce qui me parait être d’une importance capitale dans cette nouvelle Europe à laquelle nous aspirons, est un nouveau type de relation envers notre environnement naturel ; autrement dit cultiver dans nos esprits, nos âmes et nos gestes-actes quotidiens, une conscience écologique : à savoir, l’autolimitation et la réduction volontaire du consumérisme et la remise en question de fond en comble de notre volonté de domination et d’exploitation. Il s’agit d’une sorte d’ascèse (je ne puis m’empêcher à employer ce mot qui dérange) que l’on s’impose librement dans un sentiment grave et humble de profonde solidarité, voire de compassion avec le reste de la nature.

Cette conversion ne pourra pas se faire – j’entends se faire sans contrainte et dans la joie (car autrement, quel que soit le besoin, elle ne se ferra pas !) – que par l’introduction du sacré dans notre ordinaire ; et je reste persuadé que la beauté – la notion, puis la recherche et l’amour du Beau – pourrait nous servir de véhicule vers le sacré, nous servir d’initiation au sacré, du moins au début. La beauté dans le sens dostoïevskien du terme : celle dont dépend le salut de l’homme.

Il devient évident, vu la gravité de la situation, que l’on ne peut plus opérer par bricoles et retouches, mais qu’il est impératif – procédant avec urgence et discernement – de provoquer un retournement total et complet de notre démarche occidentale de vivre et de penser. Ce qui signifie qu’il faille enfin abandonner le principe du conquistador qui de tout temps fut celui de l’homme occidental, quitter la voie rectiligne et unidimensionnelle tendant uniquement vers la puissance et la possession et lui préférer, ou du moins l’équilibrer, par celle davantage infléchie vers la plénitude et la communion. Sans rien abandonner de notre savoir, mais en changeant radicalement d’habitudes, enrichir notre vie par le sens du mystère, par la certitude que l’ineffable est aussi vitalement nécessaire, je dirais même aussi réel, aussi présent, que les lois qui gèrent l’univers et les objets perçus par nos sens. Il est clair que tout cela exige de notre part une métamorphose en profondeur. Une transformation totale, une métanoïa.

Parvenus à ce point je me permettrais d’ajouter que parmi les écoles et les disciplines spirituelles qui fleurirent sur le sol européen, il y en a une qui pourrait nous être particulièrement utile dans cette voie dans laquelle nous nous engageons. Elle provient de l’autre Europe, à savoir de l’Europe qui pendant mille ans gravitait autour de Constantinople. Les circonstances firent de sorte à ce que le monde orthodoxe médiéval déclinât politiquement dès 1200, agressé de tout côté et miné de l’intérieur par ses propres déficiences, au moment même où l’Occident prenait son essor en suivant la voie que l’on a déjà esquissée. Alors qu’il s’enfonçait dans la nuit du joug ottoman, le monde byzantin sut, autour des années 1280-1400, formuler une synthèse de sa spiritualité millénaire centrée sur la divino-humanité du Christ, modèle de l’homme en voie de perfection, modèle aussi de l’homme en tant que microcosme récapitulant l’univers. En absolu opposition avec les dualités du platonisme, et l’unidimensionnel de l’Aristote de la scholastique, la synthèse hésychaste profondément ancrée dans le concept de l’incarnation du Logos, englobe et insère le vivant dans toutes ses expressions matérielle, intellectuelle et spirituelle. Nulle cloison n’y sépare l’esprit de la matière, les deux étant également et indissociablement perméables à l’opération illuminatrice, transfiguratrice et libératrice de la Grâce. L’homme est saisi et sauvé dans son unité psychosomatique. L’union de l’intellect avec le cœur, notion clef de l’hésychasme, suppose et renforce de surcroit une profonde fraternisation avec l’ensemble de la création dont l’homme n’est pas le maitre, mais le prêtre. « Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous Te l’offrons en tout et pour tout », disons-nous à chaque liturgie…

Au cas où l’Histoire l’aurait permis, cette autre conception existentielle aurait conduit à une autre sorte de Renaissance qui à son tour aurait donné naissance à un monde bien différent de celui d’aujourd’hui. Si je l’évoque dans mon propos, c’est juste pour dire que cette voie, qui elle aussi germa sur le sol européen, est toujours capable de nous inspirer, de nous enrichir et d’étoffer ce retournement de valeurs et de façon de vivre si pressant ; elle offre par ailleurs, au mouvement écologique contemporain, par la formulation d’une théologie de la matière, une base philosophique solide et engageante.

Refaire l’Europe a mon avis c’est en partie redécouvrir l’Europe en refaisant de ses habitants des Européens. Inventer un type humain entièrement nouveau dont le lien avec l’Europe relèverait uniquement du fait qu’il y réside, est à mon avis une absurdité et une entreprise condamnée d’avance.

Refaire l’Europe c’est aussi prendre en considération toute sa diversité. Car l’Histoire (à savoir les passés des peuples européens, leurs processus historiques la diversité de leurs situations et de leurs conditions historiques) fit de sorte à ce que nous avons affaire à plusieurs « Europe » dont certaines se recoupent. On vient de parler de l’Europe byzantine, on pourrait également mentionner l’Europe des Habsbourg, tout comme l’Europe du cercle de pays qui pendant longtemps furent dominés par l’Union Soviétique. Vouloir uniformiser, ou abusivement considérer l’Europe comme un tout homogène, c’est réduire l’Europe en sa partie occidentale seulement, et encore. C’est aller au devant de malentendus, et d’erreurs d’appréciation et de jugement (et donc d’erreurs de politique) qui finiront par entièrement disloquer l’édifice européen.

Cette diversité est pour une part un facteur d’enrichissement indéniable, mais de l’autre, comme je viens de le dire, elle pourrait provoquer, au cas où elle ne serait pas prise en considération, du moins dans certains domaines, par les instances européennes, à une distanciation encore plus accusée de certains peuples par rapport à l’effort de construction européenne. Donnons en quelques exemples : un pays anciennement colonisateur ne peut avoir les mêmes reflexes quant à l’immigration musulmane qu’un pays ayant émergé, après plusieurs siècles d’occupation, de l’empire ottoman ou bien qu’un pays dont le rôle historique fut de défendre les marches de l’Europe face à toute sorte d’envahisseur. Un Polonais ou un citoyen des pays Baltes estime autrement – par rapport à un Français ou un Espagnol – le voisinage russe, ayant subi la cruelle expérience de la domination soviétique. Tout comme un peuple sécularisé depuis des siècles a du mal à se mettre dans la peau d’un autre peuple pour qui l’Église demeure intrinsèquement mêlée à sa propre tradition nationale ; ce dernier en effet est conscient de devoir en grande partie à son Église sa propre survie, la formation ou la préservation de son identité nationale. Inutile de dire aussi que ces variations, auxquelles nous pourrions ajouter bien d’autres, créaient à leur tour des conceptions et des applications qualitativement variées de la démocratie, en dépit d’une surface institutionnellement relativement homogène…

Cette même diversité est fatalement responsable d’un problème que j’appellerai de synchronie, dans le sens où, pour toute une série de questions, les pays européens ne sont pas les contemporains les uns des autres. Il y a en effet des parties du continent – et je songe à nos Balkans aux plaies mal cicatrisées et aux fantômes de naguère toujours prêts à resurgir – qui selon certains de leurs aspects dominants, se trouvent toujours dans le monde de l’entre deux guerres. D’autres encore qui politiquement – c’est, je crois, le cas de mon propre pays – ne parviennent pas à entièrement se dégager de la mentalité et des enjeux (surtout imaginaires) des années 1960 ; d’autres par contre se trouvent engagés de plain pied au XXIe siècle… Un public occidental actuel a du mal à saisir le problème de la Macédoine tel qu’un Grec le perçoit, alors que cela aurait été aisé de la part d’un Danois des années 1860 ou de celle d’un Français d’avant la Première Guerre mondiale. Cet exemple illustre me semble-il, parfaitement ce que j’entends par problème de synchronie…

Je termine mon fatras d’idées (un peu vieux jeu, je vous l’accorde) sur cette Europe à reconstruire en revenant avec insistance sur le rôle primordial de l’Éducation, exercé simultanément sur trois niveaux : individuel, national, et européen. Créer des citoyens démocrates, actifs de mille manières au sein de leur société et engagés concrètement et dans leur quotidien dans la lutte pour la sauvegarde de la planète, et que ces citoyens soient à la fois des héritiers conscients de cet immense patrimoine culturel (lui-même échelonné sur plusieurs degrés allant vers le haut en s’amplifiant), me parait être, au niveau du moins d’un idéal, mais aussi en tant que but concret à viser et à réaliser progressivement, la meilleure perspective pour une Europe digne de son nom. C.M.S.